Alors que l’objectif des Accords de Paris semble de plus en plus hors de portée, certains réfléchissent à comment gérer le dépassement, aussi bien politiquement que d’un point de vue climatique.
Par Lucas Mediavilla
Publié le 11/11/2022 à 12:00, mis à jour à 18:25
Son propos nous avait interpellés. Il y a quelques jours, lors d’une interview de Patrick Pouyanné réalisée par L’Express, le patron de TotalEnergies confiait son sentiment sur la capacité du monde à atteindre les objectifs climatiques fixés d’ici à la fin du siècle. « Je pense que les scénarios de réchauffement limité à 1,5 °C à 2 °C sont atteignables à long terme, mais sans doute pas sans dépassement de cette cible à 2050 ». Selon lui, le monde pourrait alors retrouver ensuite cet objectif à la fin du siècle grâce à des émissions négatives, autrement dit de la capture de carbone dans l’atmosphère. Une thèse qui n’est pas farfelue. Dans le dernier rapport du GIEC, les auteurs évoquent eux aussi cette éventualité, avec dans les scénarios climatiques les plus ambitieux, l’idée d’un plus ou moins léger « overshoot », à savoir un franchissement temporaire de la cible fixée par les accords de Paris, avant un retour à ce même objectif pour 2100.
Une voie qui apparaît désormais comme certaine. Le monde, qui s’est déjà réchauffé de plus de 1,1°C depuis l’ère préindustrielle, est tout sauf sur la trajectoire climatique nous conduisant sous la barre fatidique des deux degrés des Accords de Paris. Sauf accélération brutale et massive de la transition énergétique, les scientifiques s’attendent à ce que la marque des 1,5°C soit dépassée dès la prochaine décennie. Bien sûr, cette dernière est une « valeur arbitraire », remarque Sophie Szopa, directrice de recherche en chimie atmosphérique au CEA et experte auprès du GIEC.
« Il n’y a pas d’effondrement si on dépasse cette cible. Il faudra tout faire pour limiter le réchauffement à 1,6 degré, puis à 1,7 degré car à chaque fraction supplémentaire, ce sont des infrastructures mais surtout des vies humaines et écosystèmes qui seront perdues ». Autrement dit, le combat pour chaque dixième de degré compte. Et c’est sans doute pour cela, alors que la COP27 qui s’est ouverte dimanche dernier à Charm el-Cheikh en Egypte ne présage guère d’avancées majeures après l’échec de Glasgow l’an passé, que certains préparent la bataille de l’après 1,5°C.
Une commission dépassement
C’est le cas de Pascal Lamy. Depuis mai 2022, l’ancien président de l’Organisation mondiale du commerce, a pris la tête de la Commission mondiale sur la gestion des risques liés au dépassement du climat, la « Climate Overshoot Commission ». Son rôle – ainsi que celui des 15 commissaires enrôlés à travers le monde et notamment les pays du Sud, parmi lesquels on trouve de nombreux chefs d’Etats, ex-ministres, dirigeants – est relativement clair. Il s’agit de gérer les risques du dépassement des objectifs climatiques. « Il faut s’y préparer, explique à L’Express celui qui reste président du Forum de Paris sur la Paix. Beaucoup de scientifiques nous disent que la fourchette est en train de se réduire en haut comme en bas, quelque part entre 2°C et 2,7-2,8°C », explique-t-il, avant de préciser le sens de son action. « Il faut ouvrir et discuter de toutes les options devant nous. Aujourd’hui, nous nous penchons sur trois d’entre elles : l’adaptation au changement climatique, la capture et l’élimination du carbone dans l’atmosphère, la géo-ingénierie et notamment la modification des radiations solaires », explique-t-il.
Réparer plus que prévenir le changement climatique… forcément, cela soulève des inquiétudes légitimes. « Ce que montre le rapport du groupe 3 du GIEC, c’est que des solutions permettant de diminuer de moitié les émissions d’ici à 2030 existent. Et c’est là-dessus qu’il faut concentrer les efforts et avancer en priorité », juge Sophie Szopa. « Il faut s’employer à la réaffectation des financements, les modifications des modes de production de l’énergie, de l’alimentation et des biens, de gouvernance pour considérer les enjeux climatiques dans tous les processus de décisions. Cela n’empêche pas de faire de la recherche par ailleurs, mais ne gaspillons pas trop d’énergie à chercher des solutions miracles quand on sait qu’on a des technologies sur étagères qu’il faut déployer dès aujourd’hui ». Pascal Lamy assure être complètement aligné : « Nous sommes convaincus que réduire les émissions doit rester la principale boussole. »
A l’entendre, le sujet de l’atténuation est néanmoins bien encadré au niveau mondial. Au contraire des conséquences du dépassement des 1,5°C. Pascal Lamy n’est pas le seul à défendre cette approche. Le think tank bruxellois E3G, spécialisé sur le changement climatique, vient également de produire une note dans laquelle il défend que l’idée « les gouvernements ne sont pas préparés aux implications sociales et géopolitiques » des différents points de bascule liés au dépassement de la cible des 1,5°C comme la fonte irréversible de la calotte glaciaire, la disparition de certaines îles à cause de la montée des eaux, celle de certains coraux, ou encore de courant comme le Gulf stream qui a un impact prépondérant sur la météorologie mondiale.
Multiplier par 100 l’adaptation
La « Climate Overshoot Commission », qui mène pour le moment un travail de concertation avec la société civile et l’appui de nombreux experts et scientifiques, devrait de son côté poser ses premières recommandations d’ici novembre 2023. A écouter Pascal Lamy, une bonne partie concernera l’adaptation au changement climatique. « Il faut bien davantage d’investissements pour l’adaptation, notamment dans les pays en développement, à commencer par l’Afrique ou l’Amérique Latine. Nos modèles économiques montreront sans doute que les 100 milliards de dollars dont nous parlons aujourd’hui sont assez désuets. C’est une échelle 10, 20 voire 100 fois inférieure à ce qu’il faudra investir. »
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De l’argent, il en faudra également pour déployer à grande échelle des systèmes permettant de capturer et éliminer le CO2 présent dans l’atmosphère pour faire baisser la température. Selon Bloomberg, pas moins de 22 000 milliards de dollars seraient nécessaires pour faire baisser de 0,1 degré la température mondiale. Soit l’équivalent de la totalité du PIB américain en 2018. Le tout, dans une hypothèse de coût optimiste, à 100 dollars la tonne de CO2 capturée, alors que les industriels comme Bill Gates travaillent aujourd’hui sur des projets à 600 dollars la tonne. Au-delà du coût, se pose aussi la question de la technologie. « C’est un champ que nous ouvrirons dans nos travaux, car il y a un problème de transfert de technologie. C’est très bien que certains pays ou industriels soient au rendez-vous sur ces usages, mais si les autres mettent 20 ans à en bénéficier, c’est trop tard », explique encore Pascal Lamy. A la méthode artificielle, peu mature et très coûteuse, d’autres privilégient un scénario visant à utiliser des bioénergies avec capture et stockage de carbone. Mais comme le souligne Sophie Szopa, « ces solutions reposent sur l’utilisation des terres (pour la reforestation par exemple, NDLR) et ajoutent une pression supplémentaire sur des écosystèmes eux-mêmes fragilisés par le réchauffement. »
Le débat est encore plus houleux sur le troisième axe développé par la Commission « overshoot ». L’utilisation de la géo-ingénierie, notamment la modification des rayonnements solaires afin de faire baisser la température terrestre, est encore très controversée parmi les scientifiques. « Les risques posés par ces solutions ne sont pas suffisamment quantifiés, c’est de l’ordre de la recherche aujourd’hui », poursuit Sophie Szopa, qui pointe également le risque de gouvernance autour de ces technologiques. « Si on a demain les moyens technologiques de réduire la température, qui doit appuyer sur le bouton ? A quelle température idéale devons-nous atterrir ? Cela pose énormément de questions et quand on voit la difficulté de la gouvernance climat sur l’atténuation, on se dit que ce ne sera pas simple », estime-t-elle.
Là encore, Pascal Lamy revendique une approche semblable mais se dit pragmatique. « Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur la pertinence climatique ou scientifique de ces technologies, il faut de toute façon un corpus de règles suffisamment clair pour lier les mains d’un pays qui voudrait les utiliser. On ne peut pas se permettre de regarder ailleurs en jugeant que ça n’existera pas. Car ces technologies seront dans le débat. », juge encore l’ancien patron de l’OMC. Autant de questions à l’agenda de la future COP ?