Législatives 2024 : l’appel de 70 économistes internationaux pour « regagner la confiance des peuples »

Soixante-dix économistes internationaux signent la « Déclaration de Berlin », que « Le Monde » reproduit en exclusivité dans la presse francophone, un texte appelant à une refondation des politiques économiques européennes pour « accroître le bien-être du plus grand nombre ».

Les démocraties libérales sont actuellement confrontées à une vague de défiance populaire, qui porte à la fois sur leur capacité à agir au service de la majorité des citoyens et sur leur capacité à résoudre les crises multiples qui menacent notre avenir. Cette situation menace de nous entraîner dans un monde de politiques populistes dangereuses, instrumentalisant les colères sans s’attaquer aux véritables enjeux, qu’il s’agisse du changement climatique, des inégalités insoutenables ou des grands conflits mondiaux. Pour éviter que l’humanité et la planète ne subissent des dommages graves, nous devons de toute urgence nous attaquer aux causes profondes du malaise des citoyens.

Nous disposons, à l’heure qu’il est, d’innombrables éléments démontrant que cette défiance n’est pas seulement, mais dans une large mesure, motivée par le sentiment d’une perte réelle – ou perçue comme telle – de contrôle sur le destin individuel de chacun et de chacune, ainsi que sur le cours des transformations sociétales. Ce sentiment d’impuissance a été déclenché par des chocs liés à la mondialisation et aux ruptures technologiques, qui se trouvent aujourd’hui amplifiés par le changement climatique, l’intelligence artificielle et l’inflation. Qui plus est, une gestion insatisfaisante de la mondialisation pendant plusieurs décennies, une confiance excessive dans l’autorégulation des marchés et l’austérité ont réduit à néant la capacité des gouvernements à répondre efficacement à ce type de crise.

Pour regagner la confiance des citoyens, il faut reconstruire ces capacités. Nous ne prétendons pas avoir des réponses définitives. Cependant, il nous semble crucial de repenser ou de renforcer nos politiques en s’appuyant sur certaines leçons élémentaires qui peuvent être tirées des causes de cette défiance.

Mondialisation plus saine

Ces leçons suggèrent de recentrer nos politiques et nos institutions sur la création d’une prospérité partagée et d’emplois sûrs et de qualité, au lieu de viser avant tout l’efficience économique ; de mettre au point des politiques industrielles qui répondent de manière proactive aux bouleversements régionaux imminents en soutenant les nouvelles industries et en orientant l’innovation vers la création de richesses en faveur du plus grand nombre ; de veiller à ce que la stratégie industrielle n’ait pas tant pour objet de fournir des subventions et des prêts à des secteurs pour les maintenir en place que de les aider à investir et à innover en vue d’atteindre des objectifs tels que celui de « zéro émission nette » ; de concevoir une forme de mondialisation plus saine qui permette de concilier les avantages du libre-échange avec la nécessité de protéger les personnes vulnérables et de coordonner les politiques climatiques, tout en laissant aux Etats la maîtrise de leurs intérêts stratégiques essentiels.

Nous préconisons également de corriger les inégalités de revenus et de patrimoine, qui se creusent avec les héritages et la mécanique des marchés financiers, que ce soit en renforçant le pouvoir des bas salaires, en taxant de manière appropriée les hauts revenus et le patrimoine, ou en garantissant des conditions de départ moins inégalitaires grâce à des instruments tels quel’héritage social (un capital de départ pour chaque jeune) ; de repenser les politiques climatiques en combinant une tarification raisonnable du carbone avec des incitations positives fortes à la réduction des émissions de carbone et des investissements ambitieux dans les infrastructures ; de veiller à ce que les pays en développement disposent des ressources financières et technologiques nécessaires pour s’engager dans la transition climatique et les mesures d’atténuation et d’adaptation, sans compromettreleurs perspectives de croissance ; d’établir de façon générale un nouvel équilibre entre les marchés et l’action publique collective, en évitant l’austérité autodestructrice et en investissant dans un Etat innovant et efficace ; de réduire le pouvoir de marché sur les marchés très fortement concentrés.

Période critique

Nous vivons une période critique. Les marchés ne parviendront pas à eux seuls à enrayer le changement climatique ni à réduire les inégalités de répartition des richesses. La politique du ruissellement a échoué. Nous devons maintenant choisir entre un recul protectionniste, source de conflit, ou un nouvel arsenal de politiques qui répondent aux préoccupations des populations. Il existe tout un corpus de travaux de recherche novateurs sur la manière de concevoir de nouvelles politiques industrielles, des emplois de qualité, une meilleure gouvernance mondiale et des politiques climatiques modernes pour tous. Il est désormais essentiel de les approfondir et de les mettre en pratique. Ce qu’il faut, c’est un nouveau consensus politique qui s’attaque aux causes profondes de la défiance des populations, au lieu de se contenter de traiter les seuls symptômes ou de tomber dans le piège des populistes, qui prétendent avoir des réponses simples.

Le risque de conflits armés dans le monde ayant progressé compte tenu d’intérêts géopolitiques divergents, les démocraties libérales devront, au préalable, démontrer leur capacité à la fois à défendre leurs valeurs et à désamorcer les affrontements directs, afin d’ouvrir la voie à une paix durable et d’atténuer les tensions entre les Etats-Unis et la Chine.

Toute entreprise visant à redonner durablement la main aux citoyens et à leurs gouvernements est de nature à accroître non seulement le bien-être du plus grand nombre, mais aussi la confiance dans la capacité de nos sociétés à résoudre les crises et à assurer un avenir meilleur. Ce n’est qu’en mettant en œuvre un projet au service des citoyens qu’il sera possible de les reconquérir. Il n’y a pas de temps à perdre.

Parmi les signataires : Olivier Blanchard, Peterson Institute for International Economics (PIIE) ; Francesca Bria, Italian National Innovation Fund ; Angus Deaton, université de Princeton, Prix Nobel d’économie 2015 ; Barry Eichengreen, université de Californie à Berkeley ; Catherine Fieschi, European University Institute ; Thomas Fricke, Forum New Economy ; Maja Göpel, Mission Wertvoll ; Bill Janeway, université de Cambridge ; Robert Johnson, Institute for New Economic Thinking ; Anatole Kaletsky, Gavekal Research ; Pascal Lamy, Institut Jacques Delors ; Dalia Marin, Technische Universität München ; Mariana Mazzucato, University College de Londres ; Branko Milanovic, City University de New York ; Stormy-Annika Mildner, Aspen Institute de Berlin ; Eric Monnet, Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Thomas Piketty, EHESS ; Jean Pisani-Ferry, Sciences Po Paris, Institut Bruegel, PIIE ; Xavier Ragot, Observatoire français des conjonctures économiques ; Dani Rodrik, université Harvard ; Adam Tooze, université Columbia ; Achim Truger, membre du conseil des « cinq sages » (Berlin) ; Laurence Tubiana, European Climate Foundation ; Laura Tyson, université de Californie à Berkeley, ancienne conseillère de Bill Clinton ; Shahin Vallée, Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik ; Gabriel Zucman, université de Californie à Berkeley.