Pascal Lamy : «Donald Trump est aux Etats-Unis ce que le docteur Raoult était au Covid»

Avec l’annonce, mercredi 26 mars, d’une imposition de 25 % de droits de douane sur les voitures importées aux Etats-Unis, la guerre commerciale promise par le président américain franchit un nouveau cap. Pour l’ancien patron de l’OMC, Trump se trompe sur le diagnostic et son remède va faire très mal à ses concitoyens.

par Jean Quatremer, Correspondant européen

Pour Pascal Lamy, les droits de douane décidés par le président américain n’ont aucun sens économique et seront même catastrophiques pour les Etats-Unis. Notamment les tarifs annoncés sur les voitures importées aux Etats-Unis, mercredi 26 mars. L’ancien directeur de cabinet du président de la Commission européenne (1985-1994) qui fut ensuite directeur général de l’OMC de 2005 à 2013, estime que l’irrationalité apparente de Donald Trump dissimule peut-être la volonté de son administration d’imposer un nouveau partage du monde avec la Chine et la Russie, où les Etats-Unis n’auraient plus d’alliés, mais de simples vassaux. Un défi redoutable pour l’Europe.

La guerre commerciale lancée par Donald Trump marque-t-elle la fin de la mondialisation ?

La mondialisation change de forme, mais nous ne sommes pas dans une période de démondialisation. D’une part, parce qu’il ne faut pas oublier que les Etats-Unis ont toujours eu un pied du côté de l’ouverture des échanges et un autre du côté de la protection de leurs industries et de leur agriculture comme le montrent les tensions et les conflits que l’Europe a eus avec eux depuis les années 50. D’autre part, les Etats-Unis ne représentent que 15 % des importations mondiales, ce qui veut dire qu’il y a 85 % du commerce mondial qui n’est pas affecté par les mesures protectionnistes prises par les Américains et par les répliques dans le commerce qu’un certain nombre de partenaires entretiennent avec eux. Si Trump a un agenda de démondialisation, il a encore du travail, d’autant que l’Union européenne est à la tête du plus grand réseau d’accords commerciaux au monde.

Pourquoi se lance-t-il dans une guerre commerciale alors que les Etats-Unis sont le pays qui a le plus gagné de la mondialisation ?

Donald Trump est aux Etats-Unis ce que le docteur Raoult était au Covid. Comme lui, il se trompe sur le diagnostic et pense qu’un remède miracle va faire l’affaire. Le point de départ du narratif de Trump est faux, car contrairement à ce qu’il affirme, l’économie américaine va mieux que la plupart des autres économies. Ce qui va mal, c’est la société américaine. L’affirmation que les Etats-Unis se font exploiter par le reste du monde comme le montrerait leur balance commerciale déficitaire est tout aussi farfelue. En effet, ce déficit est structurel parce que les Américains consomment plus qu’ils ne produisent. Cela n’est pas une faiblesse, mais une force parce qu’ils peuvent le financer avec le dollar. Dès lors, son remède, les droits de douane, est totalement inadapté et cela commence à affecter l’économie américaine, comme le montrent le regain inflationniste et la réaction des marchés boursiers. On peut espérer que les mouvements caractériels de Donald Trump, qui décide le lendemain l’inverse de ce qu’il a annoncé la veille avant de revenir en partie à ce qu’il avait annoncé, sont sa marque de fabrique et qu’il finira par se heurter au mur de la réalité, de l’opinion américaine et des marchés. Mais on peut aussi s’interroger sur l’existence d’un plan derrière son erreur de diagnostic et ses remèdes bidon.

C’est-à-dire ?

Si on veut trouver de la cohérence derrière les droits de douane décidés par Trump, il faut se demander s’il n’a pas un agenda de suprématie prédatrice en matière commerciale, financière (avec les cryptomonnaies), géopolitique (avec ses menaces d’annexer le Canada, le Groenland, le canal de Panama, son entente avec la Russie et peut-être un jour la Chine). Il faut bien voir que les Etats-Unis restent la principale puissance mondiale sur le plan économique, technologique, stratégique, mais pour maintenir ce rang, l’accès aux ressources de l’économie de demain est primordial, ce qui englobe l’eau, les minerais et les terres rares. Or l’eau, à l’inverse de l’électricité, ça se stocke bien, mais ça se transporte mal, ce qui implique de mettre la main sur la source, d’où la saga canadienne qu’il faut prendre au sérieux. Même chose pour le Groenland dont le sous-sol est riche ou encore l’entente avec Moscou qui garantirait l’accès aux terres rares ukrainiennes et russes. Dans cette perspective, il ne faut pas exclure un retournement de situation avec la Chine à propos de Taiwan. Bref, le schéma géopolitique global qui correspond à cette volonté de suprématie prédatrice, c’est un grand Yalta où chacun se répartit les territoires. Je ne dis pas que je suis convaincu que c’est le plan de Trump, mais il est quand même entouré de gens qui y ont réfléchi depuis longtemps.

Ce Yalta bis risque d’avoir des effets contre-productifs pour les Américains puisque leur leadership idéologique, économique, monétaire, géopolitique était basé sur la confiance et l’ouverture du monde. Or, si chacun redevient l’ennemi de tous, cette confiance disparaîtra et leur leadership avec.

Si on se répartit le monde entre gros bras dotés de régimes forts, plus proches de la dictature que de la démocratie, les Etats-Unis, la Chine, la Russie n’ont plus d’ennemis, mais des vassaux. Est-ce qu’un schéma comme celui-là est concevable ? Oui, même si je ne pense pas, par exemple, que Trump puisse détacher la Russie de la Chine. Et donc, je ne vois pas non plus très bien ce qu’il y a comme cohérence à se mettre d’accord avec Poutine tout en continuant la rivalité avec la Chine. Mais si je me place du côté chinois, je ne suis pas sûr qu’un Yalta de ce genre soit une mauvaise solution ; si je me place du côté de l’Inde, du Brésil, de l’Indonésie, de l’Egypte ou de l’Afrique du Sud, je peux me dire que j’arriverai à naviguer entre ces trois pôles qui se sont mis d’accord pour se partager les ressources mondiales et cesser de se battre les uns contre les autres. Pour les Européens, la question existentielle, c’est de savoir s’ils doivent rester un îlot idéologique de liberté, de multilatéralisme, de démocratie, de droits de l’homme, de systèmes sociaux, de protection des minorités, etc.

Faire de la Russie, qui est à bout de souffle après trois ans de guerre en Ukraine, l’un des maîtres du monde, n’est-ce pas un peu étrange alors même qu’aujourd’hui, ce sont les Etats-Unis qui le dominent ?

Je suis d’accord que ce n’est pas le bon diagnostic. Mais Trump a été élu sur le narratif MAGA, «Make America great again» [«rendre à l’Amérique sa grandeur», ndlr], qui repose sur l’idée que ses prédécesseurs ont affaibli une Amérique qui est moins puissante qu’elle ne devrait l’être. Cela n’a pas de sens quand on regarde les chiffres, l’évolution de l’économie américaine, sa place technologique, sa puissance stratégique. Mais c’est le contraire qu’il a plaidé et il doit satisfaire sa base électorale. Dans un grand deal mondial de ce type, l’Amérique gardera la première place.

Un tel équilibre des puissances s’est toujours terminé par une guerre, qu’elle soit froide ou chaude…

Je n’en suis pas si sûr. La Chine, une fois qu’elle aura avalé Taïwan, restera dans sa zone géographique avec une influence supérieure tout comme la Russie qui aura évité une descente aux enfers.

Au bout de combien de temps le réel pourrait rattraper Trump ? Parce que l’on sait que les droits de douane ont des effets catastrophiques pour l’économie qui les met en œuvre.

Il y a deux réponses. La première, c’est que cela ne va pas durer très longtemps parce que 10 % de baisse du marché des actions en un mois et l’or à plus de 3 000 dollars l’once, c’est très rapide et il n’y a pas beaucoup de précédents. Cela révèle une situation d’inquiétude et d’incertitude sans précédent, même si jusqu’à présent, les marchés obligataires n’ont pas réagi dans le mauvais sens. On peut donc penser que cela va tempérer les actions tarifaires de Trump. La seconde, et elle n’est pas improbable, c’est que le gouvernement américain expliquera que c’est un mauvais moment à passer et qu’il faut continuer, car refaire une grande Amérique, cela a un prix.

L’Union doit-elle se lancer, comme le Canada et le Mexique, dans une guerre tarifaire ?

La bonne politique est celle que l’on suit actuellement : dire que nous sommes ouverts à la négociation avec un calibre dans la poche. En effet, nous avons la force économique suffisante pour répliquer efficacement, à la différence du Canada, du Mexique ou du Royaume-Uni qui, eux, ne sont pas en position de force. D’autant que le déficit commercial américain avec l’Europe est beaucoup plus faible que Trump ne le dit : en réalité, c’est 50 milliards si on tient compte des services et pas 300 milliards.

L’UE a-t-elle les moyens de démontrer rapidement qu’elle existe en tant que puissance face aux Etats-Unis, à la Chine ou à la Russie ?

C’est la question : est-on capable de démontrer que l’Europe est l’un des pôles économiques, idéologiques, technologiques, stratégiques, militaires de ce monde qui aura régressé de quelque 150 ou 200 ans ? Ce qui est clair, c’est que si on n’avait pas inventé l’intégration communautaire en 1950, il faudrait le faire maintenant. Nous avons une capacité intellectuelle et scientifique, une armature idéologique, politique, civilisationnelle aussi importante que celle d’un pays comme la Chine. On doit donc accélérer notre intégration, car nous en avons encore beaucoup sous le pied. Si on prend l’exemple de la défense, on a des budgets cumulés trois fois supérieurs à celui des Russes pour des résultats médiocres compte tenu de la fragmentation de nos marchés et de la nationalisation de nos achats qui bénéficient d’abord aux Etats-Unis. Autrement dit, on a un sacré potentiel qu’il faut remobiliser, à la Jacques Delors.