INTERVIEW. Pour Pascal Lamy, ancien directeur de l’OMC, l’Union européenne doit « rapidement » afficher son « arsenal » face aux « folies tarifaires » américaines.
Propos recueillis par Beatrice Parrino
epuis son retour à la Maison-Blanche, le président américain Donald Trump a lancé une guerre commerciale contre le monde entier, avec fracas, érigeant une barrière commerciale autour des États-Unis, plus ou moins haute, selon ses humeurs. Mercredi 9 avril, il a encore une fois changé de pied, annonçant des droits de douane de 10 % pour la plupart des pays. L’Union européenne était jusque-là visée à hauteur de 20 %. Mais Donald Trump va-t-il encore revoir sa position ? L’assouplir ou la durcir ? Il s’est donné 90 jours pour fixer ses règles définitives. Le Point a interrogé Pascal Lamy, ancien commissaire européen au Commerce et ex-directeur de l’OMC (interview réalisée le 4 avril).
Le Point : Comprenez-vous ce que fait Donald Trump ?
Pascal Lamy : Sur le plan économique, cela n’a aucun sens. Les rares arguments avancés pour justifier cette muraille tarifaire de 25 % autour des États-Unis ne sont pas convaincants. Mais il n’est pas surprenant d’assister à ce « festival de stupidités », étant donné son diagnostic. Il prétend que l’économie américaine va mal, ce qui est faux. Ce diagnostic erroné contamine toutes ses conclusions, notamment que le déficit commercial américain est un problème.
En réalité, ils consomment plus qu’ils ne produisent et peuvent se le permettre grâce au dollar. Pourquoi vouloir changer cela ? L’idée qu’ils seraient « pillés » à cause de ce déficit est absurde. En revanche, je reconnais son génie politique. Il manipule habilement les symboles douaniers, très présents dans l’histoire américaine, à commencer par ses débuts au XVIIIe siècle, en passant par McKinley à la fin du XIXe et Smoot-Hawley en 1930, et il alimente chaque jour un flot de nouvelles qui captivent les médias.
Les Chinois ont déjà répliqué aux mesures de Trump…
La réponse des Chinois est calculée : ils veulent garder leurs options ouvertes et convaincre Trump que Taïwan n’est pas un problème américain. Cela reste leur priorité. Cependant, les salves tarifaires les inquiètent aussi, car l’exportation est un moteur essentiel de leur économie. C’est l’inverse des États-Unis, ils consomment trop peu et épargnent trop. Mais eux aussi manquent de filets de sécurité sociale. Trump, de son côté, agit aussi parfois de manière tactique. Il taxe davantage le Vietnam que la Chine et, dans ses déclarations, critique plus violemment l’Union européenne que la Chine.
Concernant l’UE, c’est toujours compliqué de savoir ce qu’elle va faire.
L’UE fait face à deux défis majeurs : d’abord, c’est une union, avec ses processus démocratiques qui encombrent peu les États-Unis, semble-t-il, ou la Chine ; ensuite, il faut prendre la bonne décision au bon moment. Sur le plan institutionnel, les décisions commerciales se prennent à la majorité qualifiée. Par exemple, les Allemands ont été mis en minorité sur les droits de douane pour les voitures électriques chinoises, et les Français pourraient l’être sur le Mercosur. Assurer une majorité qualifiée est complexe. Cela nécessite de construire un « paquet » de contre-mesures qui ne se heurte pas à une minorité de blocage. Plus le paquet est gros, plus les négociations sont difficiles.
À mon époque, on travaillait sur de petits paquets (bourbon, jus d’orange, etc.), mais, aujourd’hui, les enjeux commerciaux transatlantiques sont vingt fois plus importants. Cela prend du temps, mais la Commission dispose de leviers importants pour aligner les États membres, même si la « cuisson » reste délicate. Le deuxième défi est de savoir quand agir. Faut-il attendre que les Américains freinent Trump eux-mêmes ou au contraire montrer notre force dès à présent ? On pourrait avancer progressivement, en accompagnant un éventuel changement d’opinion aux États-Unis. Mais si ça ne bouge pas aux USA, ce serait probablement trop tard pour éviter les dégâts et faire reculer Trump. Je suis donc partisan d’afficher notre arsenal rapidement.
Vous croyez à une réaction américaine ?
La plupart de mes amis américains pensent que Trump ne sera pas gêné pour l’instant. Il a pris un tel contrôle sur les médias, le Congrès ou les tribunaux qu’il a neutralisé le système de « checks and balances ». C’est la vraie surprise de Trump II. Il agit bien plus vite et plus fort que prévu, et le système réagit beaucoup moins qu’on ne l’imaginait, ce qui est très inquiétant. Le jour où les choses bougeront, cela risque d’exploser, avec des manifestations armées. Il y a beaucoup de violence dans tout ça, et Trump incarne et impose cette violence.
Les droits de douane en sont une illustration : c’est une méthode archaïque pour prélever de l’argent, et les consommateurs américains, non les exportateurs, en paieront le prix. Cela pose un vrai défi stratégique : comment freiner Trump ? Combien d’efforts attendre des Américains eux-mêmes ? Comment utiliser notre énergie politique à l’international pour le faire reculer ? Cela nécessite une coordination avec les Canadiens, les Anglais, les Chinois, les Coréens, les Japonais, etc. Ironiquement, les folies tarifaires de Trump rapprochent ces pays.
Cette vague de taxes pose des problèmes d’application.
L’administration douanière est déjà complexe, et appliquer des droits de douane divers sur 60 pays serait ingérable. Vouloir éviter de taxer la valeur américaine contenue dans beaucoup de leurs importations complique encore les règles d’origine, qui sont aux marchandises ce que les passeports sont aux voyageurs. Par exemple, si le Vietnam a 80 % de droits de douane, et le Bangladesh, seulement 20 %, les produits seront redirigés via le Bangladesh, où les certificats d’origine sont aisément trafiqués. L’éviter créera un méga-bazar bureaucratique.
Ce type de trafic se produira aussi entre l’UE et la Grande-Bretagne si les écarts tarifaires sont significatifs (10 points). Tout cela n’a aucun sens. Cela mobilisera des ressources, coûtera cher à tous et détournera l’attention de sujets bien plus importants, comme les diverses entreprises de démolition de Trump : la démocratie, le droit international, l’Ukraine, sans parler de ses visées sur le Canada ou le Groenland.
Trump parle de relocalisation d’emplois manufacturiers…
Sur le plan commercial, la localisation des processus de production est flexible, mais à des degrés divers. Fabriquer des chaussettes ailleurs est simple, mais pour des composants électroniques ou les voitures, c’est bien plus complexe. Et, si les États-Unis se ferment durablement, les entreprises trouveront d’autres débouchés. Les coûts de production y sont très élevés. Ces ajustements sont facilités par les infrastructures de la mondialisation – ports, navires, transport, câbles, satellites – qui restent en place. Le flux principal demeure avec l’Asie, et les Européens ont tout intérêt à renforcer leurs liens avec l’Asie du Sud-Est, l’Inde et l’Amérique latine. À plus long terme, dans dix à vingt ans, l’Afrique jouera un rôle majeur, bien qu’elle soit aujourd’hui sévèrement pénalisée par Trump.
Au-delà de l’économie, qu’est-ce qui se joue vraiment ?
Trump partage l’idée que le système international ne doit en aucun cas limiter la souveraineté américaine. C’est, là aussi, une constante dans l’histoire américaine : ils n’ont pas ratifié le traité de Versailles, ni l’Organisation internationale du commerce négociée après guerre à La Havane. Même lorsqu’ils ont accepté certains accords, ce fut avec réticence. Ils se sont d’ailleurs retirés du mécanisme de règlement des différends de l’OMC, le seul dispositif supranational qu’ils avaient accepté. La greffe n’a pas pris. Cela a commencé en 2008, lorsqu’ils ont bloqué la négociation du Doha Round, puis sous Obama, qui a refusé de renouveler le mandat d’une juge de l’organe d’appel, la trouvant pas assez « américaine ».
Ensuite, ils ont critiqué les juges, affirmant qu’ils perdaient trop de procès, et ont cessé d’en nommer, paralysant ainsi l’organe d’appel jusqu’à son arrêt. Heureusement, les Européens ont créé un mécanisme parallèle pour régler les différends. Ce retrait progressif des États-Unis reflète leur volonté de ne pas être contraints, notamment face à la Chine. Il est vrai que les règles de l’OMC sur les subventions sont insuffisantes, mais les États-Unis en sont en partie responsables, ayant refusé, comme d’autres, de les renforcer avant l’entrée de la Chine dans l’OMC.
Joe Biden n’a rien fait pour se rapprocher de l’OMC…
Absolument. Sa représentante au commerce se limitait à des discours de fin de banquet, affirmant que la politique commerciale américaine servait les intérêts du peuple – fermiers, ouvriers et travailleurs. Mis à part une « paix armée » avec l’UE, les États-Unis ignorent les règles de l’OMC depuis un moment.
Avec l’IRA, la loi américaine anti-inflation, en 2022…
Ce dispositif viole les règles de l’OMC, mais cela n’a pas empêché des entreprises européennes de s’y adapter, voire de faire des arbitrages en faveur des États-Unis. Cela reste marginal, car ces mesures reposent sur des crédits d’impôt.
La réponse européenne n’a pas été très percutante…
La Commission a laissé faire. Un mauvais précédent…
Dans cette guerre commerciale, Trump pourrait recourir à d’autres outils, telles des sanctions extraterritoriales…
Oui, même si ce ne sont pas des mesures tarifaires, qui sont son obsession. Lui ne comprend que ce qu’il voit ou touche. Par exemple, pour lui, le commerce de services n’existe pas. Il calcule les balances commerciales uniquement sur les marchandises, ce qui est un sérieux problème au XXIe siècle.
C’est volontaire, non ?
Je ne pense pas. Il se comporte comme le brigand à l’orée de la forêt au Moyen Âge, ou comme la Mafia : la bourse ou la vie.
Je dramatise moins que nombre de commentateurs. Les importations américaines ne représentent que 13 % des importations mondiales. Il y a donc un gros problème bilatéral avec les États-Unis, mais pas de problème global entre les 87 % autres, qui n’ont aucune raison de céder à ce maraboutage tarifaire. Si ces taxes sont imposées, cela se retournera contre Trump, comme les marchés commencent à le refléter. Combien de temps l’économie américaine va-t-elle souffrir ? Quand Trump perdra-t-il Wall Street et Main Street ? Et quelles seront les conséquences politiques sur ses ambitions idéologiques et territoriales ? Le commerce importe, ce sont des emplois. Mais pas autant que la démocratie, le droit international, la corruption ou la dignité humaine.